Missions alliées en RDA: Mort d'un officier américain
Stèle à Arlington National Cemetery
Nous sommes le 24 mars 1984, le petit terrain d’instruction de Techentin en Mecklembourg sert de terrain pour une unité de la 94° DFMG de Schwerin. Il se situe en dehors de la ZIP (zone d’interdiction permanente) de Ludwiglust en RDA. Il fait partie des objectifs relativement surveillés par les 3 Missions alliées de Potsdam. Il est relativement facile d’observer des chars sur le terrain, souvent parqués sans trop de surveillance apparente.
implantation des unités soviétiques en RDA dans les années 1980
Cependant, en ce même lieu, six mois auparavant, un équipage français avait essuyé des coups de feu de la part d’une sentinelle soviétique. L’équipage s’était intéressé à un engin blindé bâché (un T64) et s’était aventuré à pied sur le terrain. L’officier français chef d’équipage et le sous-officier français avaient échappé de peu aux trois rafales de kalachnikov de la sentinelle qui avait tiré sans sommations.
Photo prise juste avant le tir de la sentinelle soviétique, sous la bâche un T 64.
Tout comme pour le sous-officier français, l’adjudant-chef Mariotti, (lire le récit : https://www.athena-vostok.com/la-stasi-en-rda-assassinat-de-l-adjudant-chef-mariotti) c’est plus de vingt ans après que les différents témoignages, la levée partielle du secret défense et l’accès aux archives secrètes d’Etat de la Stasi, ont permis de reconstituer l’essentiel de l’incident, sans que la totale vérité ait été établie (récit tiré de Vostok : missions de renseignent au cœur de la guerre froide de Roland Pietrini)
Le rapport interne du MFS (ou Stasi) indique : Que vers 15h 55 ce jour-là la sentinelle a agit conformément à ses instructions ! Après avoir donné un coup de semonce, Nicholson ne réagit pas, et s’enfuit en courant, alors la sentinelle, le sergent Alexandre Ryabtsev mit en joue et tira, Nicholson tomba à terre à trois mètres environ de son véhicule…
En fait, selon le sous-officier américain le Sergent-chef Schatz, il n’y a pas eu de coup de semonce, le premier coup de feu le manque de peu, le second et le troisième tir blesse grièvement le major Nicholson qui perd son sang et qui a le temps de dire à son sous-officier « Jessie, j’ai été touché ». Nicholson succombera des suites de ses blessures sous les yeux de soldats soviétiques qui ne feront aucun geste, à trois mètres de Schatz qui ne pouvait bouger, menacé par les armes et bloqué dans son véhicule. C’est ainsi que, démuni et horrifié par la barbarie des gardiens, il ne pourra porter secours à son officier qui progressivement s’affaiblira en perdant son sang avant de mourir sous le regard impassible des soldats soviétiques.
Le médecin soviétique arrive plus d’une heure après l’incident pour constater le décès, et c’est seulement à 22H 00, que le général Roland Lajoie chef de l’USMLM, prévenu par la Kommandantura de Potsdam, arrive sur les lieux pour découvrir dans la lumière aveuglante des phares, le cadavre de son officier mort. Entre temps une pancarte d’interdiction dite anti-missions avait été déplacée et grossièrement replantée derrière le véhicule de Schatz afn d’étayer un discours de rejet de la responsabilité du tir sur l’équipage qui aurait pénétré dans une zone interdite, ce qui n’était pas le cas. D’une part, les pancartes anti-missions, illégales et sans réciprocité à l’ouest, n’étaient pas reconnues par les Missions, d’autre part parce qu’ils n’avaient franchi aucune zone d’interdiction permanente. (pour plus de précisions sur l’usage de ces pancartes se référer aux ouvrages traitant des Missions de Potsdam)
Là aussi, comme pour l’équipage français de Mariotti, (lire ou relire le récit) l’équipage avait été repéré auparavant dans son approche et Nicholson aurait pu être particulièrement visé.
Les équipages des Missions américaines travaillaient de manière un peu différente de celles qui étaient habituelles au sein de Brixmis et surtout de la MMFL. Leur chaîne d’exploitation étant plus étoffée, leurs missions du coup étaient plus ponctuelles et obéissaient à des orientations plus étroites que les nôtres. La séparation entre les chaînes exploitation, recherche sur le terrain et recueil du renseignement était beaucoup plus marquée que nous pouvions le constater à la MMFL et cela correspondait aussi au fait que les effectifs de la Mission américaine étaient sensiblement inférieurs aux Missions Britanniques et Françaises et par conséquent, les missions de renseignement étaient plus orientées et plus spécifiques.
C'est aussi en raison de son nombre limité en personnel sur le terrain, que les missions de recherche du renseignement d’USML étaient souvent menées par des binômes alors que nous privilégions ( britanniques et français) plutôt des trinômes, à l’exclusion des missions baptisées locales dont la responsabilité incombait, ce qui était une particularité, uniquement à des équipages de sous-officiers observateurs pour la MMFL. Les raisons pour lesquelles la Mission américaine était moins étoffée que les Missions Brixmis et MMFL relèvent d'un choix unilatéral du commandement américain, dès la mise en place des accords bi-partites, (pour la France les accords Noiret-Malinine de 1945). En effet, Les besoins pour les Britanniques et les Français dans l’immédiat après-guerre dans le domaine de la recherche des prisonniers ou des déportés étaient plus importants que pour les Etats-Unis. Par la suite, dès 1948, avec la guerre froide, le blocus de Berlin, le besoin grandissant des demandes de renseignement sur les forces soviétiques occupant l'Allemagne de l'Est, se firent sentir et la réorientation de la mission dite de liaison vers la mission inavouée de « renseignement – recherche » a favorisé plutôt la Grande-Bretagne et la France. USMLM étant de toute façon destinataire de l’ensemble des notes de renseignement des deux autres alliés et la chaîne d’exploitation américaine à la hauteur des moyens d’analyse d’ USAREUR ( forces américaines en Europe) de la DIA et de la CIA.
Une succession d’événements troublants, indirectement liée à cette affaire, mérite cependant d’être révélée.
Le 31 décembre de l’année précédente, profitant du relâchement des sentinelles pendant le réveillon, Nicholson s’était introduit dans un hangar d’instruction, du régiment de chars de Techentin-Grabow, en ce même lieu et avait photographié l’intérieur d’un T 64. Il est probable que cette action ait été connue des soviétiques.
Lors de l’arrestation (il avait été recruté par le KGB) pour espionnage au profit de l’URSS de James W. Hall en 1988, qui fut l’un des membres de la station d’écoute américaine de Teufelberg à Berlin, celui-ci avoue avoir transmis à ses commanditaires soviétiques l’information selon laquelle Nicholson avait été l’auteur de cet acte (Témoignage de Roland Lajoie chef de l’USMLM).
Il est donc fort probable que suite à cette information, les différents commandants de camps et d’unité aient reçu des consignes renforcées afin que les Missions ne puissent observer de trop près l’arrivée des nouveaux matériels et notamment du T80, qui était une orientation prioritaire et l’objet d’une recherche active. Il est tout aussi probable que le commandant du camp ait subi de fortes sanctions et que son successeur, à moins que ce ne soit le même, ait mis en place des consignes « sévères » pour que « l’exploit » ne se renouvelle.
Le tir à tuer, s’il n’était pas une chose habituelle, faisait cependant partie des risques lors des « pénétrations » ou observations. Un de nos officiers français avait été blessé par balle quelques années auparavant et un certain nombre de véhicules de missions furent l’objet de tir.
De là à penser que seul Nicholson était visé directement, difficile de le dire, probablement pas, puisque comme pour Mariotti, d’autres équipages auraient pu être l’objet de ces mesures (ce fut le cas) mais la coïncidence est troublante.
La réaction des américains est immédiate et au plus haut niveau, ils associent sans délai et fermement les deux autres Missions à leur protestation, Les courriers des trois commandants en chef auprès du général d’armée soviétique Zaïtzev démontrent une solidarité bienvenue. Cette solidarité ne s’était pas manifestée avec autant d’éclat lors de la mort de Mariotti. Seule l’insistance des américains pour que cette nouvelle soit rendue publique a permis que l’information soit diffusée avec les imprécisions, les frilosités, les contre-vérités que nous connaissons. Différence de culture, mais aussi différence d’approche et de considérations des personnels, je vais y revenir.
Le figaro du 27 mars 1984
Le 29 mars 1985, le général Houdet commandant en chef du 2°corps d’Armée, commandant en chef des forces françaises en Allemagne écrit au général Zaitzev commandant le groupe des forces soviétiques en Allemagne.
" … Il y a un an, à la suite de l’agression perpétrée le 22 mars 1984 et qui a coûté la vie à un sous-officier français, mon prédécesseur s’était énergiquement élevé contre le nouveau degré de violence qu’avaient franchi les attaques répétées contre les membres de ma mission militaire de liaison…..
En dépit des assertions de vos lettres du 31 mars 1984 et du 24 avril 1984 dans lesquelles vous prétendiez qu’aucune action violente délibérée à l’encontre des membres des missions n’avait été autorisée, que vous donniez des ordres les plus stricts à cet égard, qu’à l’avenir vous feriez tout ce qui était en votre pouvoir pour garantir les activités normales aux missions…..Le meurtre commis le 24 mars 1985 par un de vos subordonnés sur la personne du commandant Arthur Nicholson Jr, membre accrédité de la Mission militaire de liaison US auprès de vous, démontre le degré de votre responsabilité à la fois dans l’escalade de la violence et dans la façon dangereuse dont sont traités les membres des missions.
…..La mort inutile et injustifiée d’un officier américain, membre accrédité d’une Mission de liaison auprès de vous et les circonstances qui ont entouré ce meurtre m’amènent à dénoncer de la façon la plus énergique l’action menée par vos subordonnés. De tels agissements ne peuvent que contredire vos assurances concernant les mesures que vous prenez pour garantir la sécurité et l’activité normale des membres des Missions de liaison et dont je voudrais ne pas devoir douter. "
Je me permets d'ouvrir une parenthèse car cette question est souvent évoquée.
La lettre du général Houdet reconnaît ainsi implicitement la dangerosité du travail effectué par les Missions, mais ni la mort de Mariotti, ni celle de Nicholson, ni les blessés y compris par armes à feu, les multiples percussions, blocages, arrestations, viols de l'intégrité des véhicules, ne sont de nature à changer quoi que ce soit quant à la considération des personnels qui y servent ou qui y ont servis. Même si cela est anecdotique pour certain, je constate une approche culturelle différente entre les Américains, les Britanniques et nous, surtout les Britanniques qui ont un profond respect, encre aujourd’hui pour ceux qui ont servi dans le renseignement et singulièrement à Brixmis. Et d'ailleurs lors de la dissolution de la MMFL le journal de marche et opération de l'unité, sur ordre, a été détruit. Il serait intéressant que ceux qui en ont donné l'ordre l'explique.
Administrativement et spécifiquement, le travail des membres de la MMFL ne rentre dans aucune case administrative prévue. Les choses sont toujours en l’état et il peu probable qu’il y ait une évolution quelconque de cet état de fait. Pour ceux qui se poseraient la question de savoir si les membres des Missions et singulièrement de la MMFL, profitaient d’un statut particulier ou d’une attention particulière pour l’avancement ou les décorations, la réponse est non.
Le statut des membres de la MMFL était le même que celui des personnels affectés à Berlin ouest, les sorties à l’EST ou les vols au-dessus de la RDA n’étaient aucunement considérés comme une action dans ou au-dessus d’un territoire hostile et tous ceux qui ont servi peuvent simplement en témoigner. Par exemple, un séjour à Münsingen pour les personnels des 11° chasseurs ou du 46°RI, donnait des points pour l’attribution de la médaille de la défense nationale, il a fallu tricher un peu pour que les personnels de la MMFL obtiennent, et encore pas tous, la même décoration. Le décompte des missions à l’Est ne fut jamais réalisé comme action en territoire hostile et pour cause, nous n’étions pas en guerre avec l’URSS et encore moins avec la RDA. Quant aux heures de vol comme observateur, le statut était celui de simple passager. Cet exemple vaut pour tous ceux qui ont fait du renseignement et parfois en poste dans les pays de l’est et ailleurs. (J’ai travaillé dans l’ensemble des composantes, 11°chasseurs, MMFL et Pologne). Faute de vouloir se pencher sur le problème, il convient de reconnaître qu’il y a une certaine forme d’injustice. Fort heureusement, il semblerait que les nouvelles générations voient leur particularité mieux reconnue. cette remarque étant faite, et j'attends les témoignages indiquant le contraire, Il n’en était pas moins vrai que le risque était accepté et partagé. Seule la conscience d’appartenir à un groupe d’élite qui effectuait un métier exceptionnel était notre récompense. Le vécu de ceux qui sont passés par ces expériences exceptionnelles ne peut être effacé de leur mémoire. Un certain nombre d’entre nous porte des traces physiques ou morales indélébiles, d’autres ont sacrifié une bonne part de leur carrière.
Cet « incident » (c’est le terme consacré) a failli remettre en cause l’existence des missions de Potsdam. Alors que la MMFL continue d’être soutenue avec mesure : « continuez mais ne faites pas trop de vagues », on dénote au très haut niveau opératif américain, une certaine méconnaissance du travail des Missions, et certains chefs proposent de reconnaître la réalité des zones grises, essentiellement les zones pancartées anti-mission, celles précisément où nous effectuons l’essentiel de notre travail. Il a fallu beaucoup de volonté de la part de Roland Lajoie (général USMLM) pour faire comprendre que nous aurions plus à perdre qu’à gagner d’un tel deal avec les Soviétiques. Les Britanniques, quant à eux, défendent avec énergie et constance la présence de leur Mission. L’ « Intelligence » anglo-saxonne n’est pas un vain mot. Ainsi, les missions vont survivre jusqu’à la fin, chacune des puissances y trouvant encore un intérêt. Pour les occidentaux c’était le seul moyen de mesurer le réel degré de préparation des forces soviétiques face à l’Europe. Pour les Soviétiques, c’était à la fois la possibilité de maintenir à l’Ouest une forme d’espionnage légal et c’était aussi l’opportunité de montrer leur force tout en sachant qu’en cas de conflit il ne faudrait que quelques instants pour éliminer les équipages observateurs présents sur le territoire de la RDA. La présence massive des troupes américaines en Europe et la manœuvre "reforger" démontraient que nos alliés américains avait un sort lié au notre.
Les choses ont-elles changées depuis ? A la lumière des derniers événements en Ukraine, le désintéressement supposé des Etats-Unis envers l’Europe m’apparaît aujourd’hui tout comme hier, peu crédible. Mais pour d'autres causes.
L’Europe fait aujourd'hui partie d’un "souci" tout aussi stratégique de la part des EU, pour des raisons qui leur sont objectives et pragmatiques. L’ennemi traditionnel reste dans l’esprit de beaucoup d’américains, la Russie, surtout en raison de son retour en force sur le plan international et de ses énormes potentialités, économique et industriel en dépit de son affaiblissement passager dû en partie aux sanctions internationales. Dans le domaine des ressources en gaz, pétrole et métaux rares la Russie est au moins l’égal des EU. L’Europe apparaît donc un espace culturel avancé proche des EU qui peut pour un temps encore servir ses intérêts, l’OTAN en étant le bras armé. Une Europe soumise et affaiblie économiquement et militairement face à une Russie qui serait devenue menaçante et forte est la condition pour que celle-ci (l’Europe) se soumette à la vision géopolitique du monde vu de Washington.
Il y 31 ans, un adjudant chef français se faisait tuer en RDA par les services Est-allemands, il y a 30 ans un officier américain subissait le même sort par les soviétiques. Ces deux faits illustrent le jeu parfois complexe qui nous dépasse. Le retour à une guerre froide dont certains épisodes ne furent pas si froids que cela m’apparait, en l’état, peu probable. Il n’en reste pas moins vrai que l’Europe ne peut se sentir à l’abri de conflits plus ou moins limités. La nouvelle insécurité du monde vaut la peine que l’on se souvienne de ce qui se passait sous nos yeux, il y a à peine 30 ans. Quand on élimine l’impossible, l’improbable reste possible.
Roland Pietrini
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